Ferblantier de Bishopsgate
(Kuching Phak Pe’ Thik*)
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Est-ce le bruit que font les marteaux lorsqu’ils frappent les plaques de fer blanc qui me fait immanquablement faire un détour par Bishopsgate ou China Street lorsque je me promène sur le Main Bazaar, qui longe le fleuve Sarawak à Kuching ?
C’est dans ces rues là et ce qui est désormais le Waterfront que le commerce se faisait au XIXème siècle et pour la plus grande partie du XXIème. A l’époque, les navires marchands venaient encore décharger leurs cargaisons précieuses en provenance de Malaya (qui allait devenir la Péninsule Malaise), de Singapour, des Indes et même d’Angleterre, d’où venaient les Rajahs Blancs Brooke et leur entourage d’expatriés.
Et me voici donc à la poursuite du son des marteaux dans le but précis d’interviewer les membres de la famille Ho.
Les Ho sont ferblantiers depuis 1927 au numéro 16 de Bishopsgate. Heidi Munan de Crafthub m’a avertie : « vas-y avec un interprète. » J’ai donc demandé à Amanda Tan de m’accompagner. Amanda qui a un caractère très sociable engage rapidement la conversation en anglais, se présentant comme étant une chinoise teochew qui ne parle pas teochew ! Et Chang Gek Kiak de lui répondre qu’elle est elle-même hakka mais qu’elle ne parle pas ce dialecte. Sacrée interprète ! Tant pis, Amanda a un grand talent pour créer les contacts.
Chang Gek Kiak a épousé l’un des fils de la famille Ho ; elle-même est passionnée par leur passé et par leur métier qui, nous confie-t-elle avec tristesse, disparaitra lorsque le dernier des ferblantiers, qui ne sont désormais plus que six vieux hommes (2 à Bishopsgate et 4 à China Street), reposera son marteau pour la dernière fois. Elle nous explique que l’apprentissage dure 7 à 8 ans pour de devenir maitre ferblantier.
Le ferblantier et son enclume
Et ce sont véritablement des maitres. Allez les voir et vous les trouverez absorbés par leur travail, assis à même le sol, sur le trottoir, devant leur échoppe. Ici, pas besoin d’équipement sophistiqué : un tout petit réchaud dont la flamme très chaude est alimentée par une bouteille de gaz qui semble appartenir à une époque révolue ; quelques outils, des instruments de calibrage et un établi de poche bien modeste mais d’une stabilité irréprochable qui ressemble plus à une enclume.
Ce matin, le vieux ferblantier est fort occupé à terminer une série de petites boites qui servent à secouer les dés. Ces shakers font partie de la panoplie du jeu de Ho Lo : les joueurs parient sur un animal parmi cinq ou sur la gourde qui sont représentés sur le tapis ainsi que sur les faces des dés. Le jeu est de secouer et de faire rouler trois dès sur le tapis. Si les tous les trois dés tombent sur la même face et révèlent la même image, c’est gagné !
Le Jeu de Ho Lo
L’homme travaille avec une grande précision pour sceller au plomb le fond de la boite cylindrique. Pendant l’opération, pas question que sa main ne tremble.
Yong Kguk Fah
A l’intérieur, on dirait plus un débarras d’enfer qu’un magasin ; mais pour ses propriétaires, tout est en ordre. A 80 ans, Yong Kguk Fah, règne en maitresse ferblantière (oui ! c’est une femme) dans son échoppe. Désormais à la retraite, sa spécialité était la lampe à paraffine. Son fils nous montre une lampe en cuivre. Il nous explique qu’il s’agit d’une lampe de chasse et nous montre comment la fixer au bout d’un canon de fusil. Il y a même un espace prévu pour placer une boite d’allumettes, mais une boite anglaise ; la lampe était un produit d’exportation pour la Grande Bretagne ; les boites d’allumettes Malaisiennes sont plus grosses.
Lampe de chasse (a gauche) et lampe a paraffine.
Pour marteler le réflecteur et obtenir une forme parfaite, l’artisan se sert d’un moule spécial creusé dans un bloc de bois de fer dont l’origine est tombée dans l’oubli.
Moulage sur le bloc en bois de fer
On me présente les ancêtres réunis sur une photo de famille encadrée que Chang Gek Kiak va chercher au dessus d’un coffre fort massif et ancien qui s’ouvre avec une clé d’origine qu’elle me montre fièrement mais se garde bien de me remettre !
Le coffre fort
La photo est en noir et blanc, dans un cadre en bois doré. Une belle famille entoure le patriarche et fondateur de l’entreprise, Ho Kee Nyen.
Premiere rangee-Ho-Kee-Nyen-et son epouse-Lam-Ah-Song-debout derriere Lam-Ah-Song se trouve Yong Knuk Fah l’experte en lampes a paraffine
Monsieur Ho qui était arrivé à Kuching dans les années 1920 était originaire de Taipoh, en Chine. Il avait déjà de la famille qui était venue s’installer ici et qui avait écrit qu’il y avait de l’avenir pour qui n’avait pas peur de travailler. Lorsque Kee Nyen était arrivé, il avait trouvé une place d’apprenti chez le premier ferblantier du pays qui lui même avait appris le métier dans sa Chine natale.
A l’époque, les navires débarquaient le fer blanc en provenance de Malaya jusqu’à ce que le cuivre, l’aluminium et l’acier le remplacent. Du temps de Kee Nyen, il n’y avait aucune usine au Sarawak, et les ferblantiers avaient le monopole de fabrication des casseroles, des glacières (il y avait un tiroir de fond pour la glace), des boites aux lettres, des cachemailles, des moules à gâteaux et des louches (à soupe, à nouilles, à sirop etc.), des bidons d’huiles… la liste est longue.
De nos jours, la clientèle ne manque toujours pas : les cuisiniers professionnels préfèrent commander leurs casseroles et les louches aux ferblantiers; les pâtissiers leurs moules à gâteaux ; les propriétaires de maisons ou de sociétés veulent des boites aux lettres faite sur mesure tandis que les villageois utilisent encore les lampes à paraffine pour éclairer une partie de Ho Lo.
Les affaires sont bonnes pour la famille Ho ; ils ont rempli un énorme sac en toile plastifiée de billets en papier jaune, la monnaie d’enfer qui sera brulée en mémoire de leurs ancêtres. Peut être prieront-ils pour voir venir de jeunes apprentis qui relèveront le flambeau des vieux artisans? Et qui sait, un artiste trouvera peut être l’inspiration pour peindre les bouilloires en métal gris et les remettre en vogue ?
Le son des marteaux des ferblantiers de Bishopsgate et de China Street, et les lampes en cuivre pour fusil de chasse, sont pour moi des petits bonheurs précieux. Avant de quitter l’échoppe, j’achète une lampe, tant pis si je suis contre la chasse et que ma boite de Cap Keris est trop grosse ; il va falloir que je trouve des allumettes anglaises !
*Frappeurs de fer blanc.